10/07/2025 - #Bmw , #Jaguar , #Mazda
La vile ville
Par Jean-Philippe Thery

Aujourd'hui, je vous emmène dans ma ville, que certains s’évertuent à enlaidir. Heureusement, on est à bord d’une chouette bagnole…
Il y a bientôt cinq ans, je déclarai publiquement ma flamme dans cette même colonne.
Si elle n’était pas la seule mentionnée, la MX5 n’était pas pour rien dans ma chronique sans pudeur du 18 août 2020, qui titrait carrément "J’aime Mazda". Mais si la ND -quatrième génération du modèle- affichait alors cinq ans d’ancienneté, je n’avais conduit à l’époque que la NA originelle lancée en 1989, et la NC qui vécut de 2005 jusqu’à 2015. Et ce serait encore le cas aujourd’hui si Sophie n´avait eu la grande amabilité de me confier les clés de son auto. Plus question donc de reculer, puisque son exemplaire "Jet Black" s’offre à moi pour une paire d’heures en ce beau dimanche matin ensoleillé. Je décide de sortir à découvert malgré les 34° affichés au tableau de bord, et j’actionne la commande du toit métallique amovible, puisqu’il s’agit d’une version RF (pour "Retractable Fastback") . Treize secondes plus tard, il ne me reste plus qu’à actionner le démarreur invitant le 4 cylindres 1.5L Skyactiv-G 132 (comme autant de chevaux) à s’ébrouer.
Bien que né dans l’Isère, c’est Lyon que je considère comme ma ville d’origine, puisque je ne suis jamais allé à Tullins d’où je suis pourtant sorti, alors que je suis arrivé à l’âge de cinq ans dans la capitale des Gaules. Ça fait pourtant un bail que je n’y mis ni les pieds ni les roues, et la ballade qui démarre dans le 6e arrondissement s’annonce en conséquence sous le signe de la nostalgie en plus de la découverte de l’auto. Les repérages effectués la veille aux commandes d’une Mini Cooper m’ont tout de même permis d’établir les premières constatations, notamment que la base polie mais ferme de la germano-britannique ne pouvait cacher l’état général désastreux de la chaussée. A tel point qu’entre la température qui monte déjà et les trépidations provoquées par un asphalte visiblement mal aimé, je pourrais presque me croire de retour à Rio de Janeiro, cité merveilleuse s’il en est, mais où il ne fait pas bon bosser comme amortisseur.
La suspension du roadster japonais se montrant plutôt conciliante, je m’abandonne pour l’instant aux plaisirs des gestes préliminaires de la conduite, le temps d’"apprendre" ma partenaire d’un jour. L’habitacle dans lequel je suis littéralement descendu est du genre embrassant, et c’est donc bien calé que je caresse le volant trois branches old school, qui n’a cédé ni à la mode du méplat ni à celle de la jante trop épaisse, me laissant apprécier une direction qui s’annonce précise dès les premiers mètres. J’ai indiqué la Place Bellecour comme destination à la navigation, laquelle affiche ses instructions sur un écran de 7 pouces tenant davantage du smartphone que de la tablette, mais qui ne dépare pas, l’instrumentation traditionnelle rappelant qu’il n’y a pas si longtemps, les junkies de l’automobile aimaient les vraies aiguilles. Bref, l’humeur est au beau fixe et je mets le cap sur le centre-ville avec l’impression de mener une mini-Jaguar Type E dans laquelle la route s’observe au-delà d’un capot qui n’en finit pas.
Un départ idyllique qui ne va pourtant pas tarder à se gâter, alors que j´essaye désespérément de joindre les quais de Saône de ceux du Rhône, exercice que j’ai pourtant pratiqué maintes fois par le passé, pour lequel les divers itinéraires possibles me permettaient même de faire varier les plaisirs. Mais je vous parle d’un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître, et je ne reconnais ni les voies ni les rues qui ont vu ma jeunesse dans ma tentative de traverser la presqu’ile par les chemins de traverse. Même le GPS -dont je regrette maintenant de n’avoir pas suivi les recommandations initiales- en perd son Lugdunum (comme disaient les Latins qui l’ont fondée), m’invitant à emprunter des itinéraires devenus impraticables et dont les inversions de sens quand ils n’ont pas carrément été interdits, ont visiblement été pensés pour me ramener en amont de l’axe principal que je viens de laisser, dans une version locale du syndrome de la rue de Rivoli.
Au désordre de l’itinéraire s’ajoute la confusion visuelle. Depuis mon départ, j’emprunte en effet des voies pour la plupart découpées en bandes fines plus ou moins exclusives, selon que les deux-roues sont invités à partager la file des bus ou disposent de la leur, s’apparentant sur les axes les plus larges à de véritables autobahns pour bicyclettes. En contrepartie, celles où les automobiles sont désormais plus tolérés qu’acceptés sont réduites à la portion congrue, non seulement parce qu’elles consistent la plupart du temps en une file unique, mais aussi en raison de leur étroitesse délibérée. Y naviguer nécessite une attention de tous les instants pour éviter de se battre les flancs de pneus sur les bordures parallélépipédiques, remparts mortifères dont la hauteur est de tout évidence calculée pour faire passer une mauvaise journée à vos Goodyear. En attestent de nombreuses traces noires qui n’incitent pas à y mettre la gomme. Ce véritable saucissonnage de la voie publique qui ne doit rien à la charcuterie locale est non seulement moche mais aussi dangereux, particulièrement lors des conversions aux carrefours quand il s’agit d’en traverser les différentes strates pour s’engager dans une perpendiculaire. D’autant plus qu’à ceux surgissant de l’avant ou de l’arrière s’ajoutent les "esprits libres" faisant fi des tracés licites pour inventer leur propre trajectoire.
Je finis par me résoudre à tirer une droite par la Place Bellecour entre les deux fleuves, profitant de l’inévitable embouteillage dominical -un phénomène autrefois inexistant- pour admirer la très belle et rare BMW 325i cabriolet Baur roulant devant moi, dont le mélodieux six cylindres en ligne fait résonner une musique d’un autre temps à chaque redémarrage. A force de la suivre, je remonte le Quai Romain Rolland jusqu’à hauteur de la gare Saint Paul, où je finis par la quitter pour m’échapper vers les hauteurs. Un coup de volant à gauche et la Montée Saint Barthélémy est à moi, ou pas. Maintenant que les cyclistes aussi sont électrifiés, ils ne craignent en effet plus les pentes de 11,5%, et il me faut donc encore patienter derrière un couple d’entre eux avant de pouvoir enfin…conduire ! Et si j’abuse des changements de rapport, c’est non seulement parce que je ne pratique plus souvent la conduite à trois pédales, mais aussi par la grâce de l’une des meilleures commandes de boite au monde, dont les débattements ultra courts favorisent d’autant plus l’économie du geste qu’elle se montre de surcroit extrêmement précise, avec juste ce qu’il faut de résistance à l´’engagement. Et comme elle est secondée par un pédalier conçu avec la même rigueur, la pratique du talon-pointe s’impose d’elle-même, même si c’est particulièrement inutile dans les rues de Sainte Foy-lès-Lyon.
Parce qu´évidemment, j’ai retrouvé par automatisme mémoriel le chemin du domicile de mes premières années. Je vous épargnerai néanmoins la séquence émotion qui n’appartient qu’à moi pour n’en mentionner que le passage au débit de presse de la place Saint-Luc où j’avais mes habitudes, et d’où je ressors avec les derniers numéros de Sport-Auto et Auto-Retro. Il est d’ailleurs temps de m’en retourner dans le 6e, et je m’offre les courbes de la Montée de Choulans en descente, bien qu’à un rythme plus calme que celui que j’ai pu pratiquer quelques années en arrière. La circulation se fait plus dense au fur et à mesure que je m’enfonce dans la cité, où il apparaît clairement qu’à l’instar de sa collègue parisienne, Grégory Doucet -premier magistrat de la ville- à un petit vélo dans la tête. En plus des pistes précédemment mentionnées, la petite reine y est en effet autorisée dans la plupart des cas à prendre à revers les rues à sens unique. Un contre-sens en forme de non-sens quand la largeur de la rue suffit déjà à peine à la voiture, auquel s’ajoute la présence quasi systématique de panonceaux "M12" associés à la signalisation tricolore, affranchissant les deux-roues de l’obligation de respecter les feux rouges.
Que la signalisation routière devenue support idéologique officialise une forme de permissivité sélective contribue sans doute au sentiment d’invincibilité qui s’est visiblement emparée de certains cyclistes et trottinettistes, qui en véritables chevaliers des temps modernes s’imaginent sans doute protégés par une armure virtuelle, à constater les risques insensés qu’ils assument pour eux mais aussi pour les autres. Et ça comprend les piétons sur lesquels certains n’hésitent pas à foncer, l’espèce la plus vulnérable bénéficiant désormais de la part des automobilistes d’un respect infiniment supérieur à celui qu’affichent nombre d’adeptes de la mobilité Doucet. Et c’est bien là ce qui rend la ville vile à mes yeux.
Parce que malgré la multiplication de travaux et aménagements qui n’en finissent pas, poursuivant une véritable balkanisation de l’espace public à grands renforts de plots en plastocs, bordures disgracieuses et panneaux menaçants ou complices selon à qui ils s’adressent, celui que les Lyonnais auront peut-être la sagesse de remercier lors des municipales de mars 2026 n’arrivera pas à me faire douter de la beauté de la cité des gones. Ce qui est en revanche véritablement moche, c’est d’inscrire dans la géographie urbaine une forme de combat entre ses populations en mouvement. Comme s’il fallait entériner dans le béton et le goudron l’opposition que ses promoteurs jugent sans doute inéluctable entre les différent usagers de la route, et que certains ont de fait visiblement intégré à observer leur comportement allant de l’hostilité passive au franchement belliqueux. Pour ceux-là, il paraît inimaginable de remercier l’automobiliste cédant le passage, voire de lui accorder ne serait-ce que la reconnaissance d’un regard quand il est possible de prendre ostensiblement son temps et le sien à la traversée des chemins. Dans ces conditions, inutile évidemment de solliciter la moindre compréhension ou même empathie à l’égard de celui auquel une paire d’yeux ne suffit plus pour surveiller simultanément trois rétroviseurs et ce qui se passe au-delà du parebrise et des vitres latérales, quand on peut le frôler en surgissant de l’arrière pour mieux le surprendre et feindre ensuite l’étonnement scandalisé s’il a eu le malheur de bouger ne serait-ce que d’un demi-mètre alors qu´un vélocipède lancé à pleine vitesse traverse un croisement sans diminuer son allure.
De retour à Berlin, je ne puis m’empêcher de constater l’harmonie apparente entre tribus à deux, trois, quatre roues et plus, même si chacun de leurs représentants aura sans doute son avis sur la question. Et je me félicite d’avoir revu ma chère ville de Lyon malgré les véritables blessures que lui infligent Greg et sa clique. Mais je garde surtout l’image de cette jolie jeune fille a vélo qui m’a souri malgré un freinage un peu tardif, alors qu’affairé à scanner l´entour de mon auto à 360°, je me suis laissé surprendre par son intrusion sur la chaussée. J’y ai vu une marque de tolérance, de connivence presque, comme une note d’espoir dans un contexte d’adversité. Et surtout la démonstration qu’aucune signalisation au monde -fût-elle M12- ne remplacera le lien que la courtoisie ne devrait jamais cesser d’établir entre ceux qui se meuvent, quel que soit leur mode de déplacement.




