03/12/2025
Demain se construit aujourd’hui : pourquoi l’ingénieur doit changer de rôle
Par Arnaud Marfurt, Président de l’ESTACA et Gerard Feldzer, Ancien vice-président de l’ESTACA
TRIBUNE LIBRE - Les écoles d’ingénieurs ont accompagné un siècle de grandes révolutions dans le domaine des transports : l’automobile s’est démocratisée, l’aéronautique a pris son envol, le spatial est devenu réalité, le ferroviaire et le naval se sont modernisés. Aujourd’hui la mobilité évolue d’une façon radicale. L’urgence écologique, la révolution numérique avec l’intelligence artificielle et le quantique, la nécessaire réindustrialisation et la souveraineté technologique de la France imposent de repenser le rôle de l’ingénieur.
Sa formation devient un enjeu stratégique de premier plan et les responsabilités qui incombent aux écoles d’ingénieurs sont majeures pour l’avenir de nos sociétés, en particulier dans le domaine des transports, secteur stratégique où se croisent les grandes mutations du XXIe siècle.
Imaginer les mobilités de demain ne se résume plus à produire des infrastructures et des véhicules performants. Il s’agit désormais de concevoir des systèmes intégrés, innovants et responsables.
C’est cette évolution profonde du métier que les écoles d’ingénieurs doivent anticiper au sein de leurs établissements de formation afin de préparer les futurs diplômés à être des acteurs du changement et relever les défis majeurs à venir.
Les grands défis qui attendent les ingénieurs sont concrets, immédiats et globaux
Concevoir des systèmes sobres en énergie, réduire les émissions polluantes, inventer des matériaux durables, développer l’économie circulaire, faire face à la transition entre l’utilisation d’énergies fossiles et d’énergies vertes, utiliser et développer des énergies décarbonés. Autant de défis auxquels l’ingénieur doit
désormais répondre en proposant de nouvelles solutions innovantes et de ruptures. La recherche permanente d’équilibre entre performance, coût et empreinte environnementale fera partie de son quotidien.
L’Intelligence Artificielle bouleverse déjà notre quotidien et l’arrivée du Quantique recréera également de nouveaux horizons. Des métiers disparaissent ou se redéfinissent, d’autres émergent. Face à l’arrivée de ces nouveaux outils, l’ingénieur devra être toujours plus curieux, plus rapide et s’adapter en permanence.
Il devra avoir l’esprit critique face à la machine, être celui qui choisit parmi les options et qui assume la responsabilité du choix final. Il sera le garant de l’éthique.
Face à la mondialisation et à la concurrence accrue, l’ingénieur devra également être un entrepreneur agile, capable de développer des démonstrateurs et de créer des entreprises tout en ayant la capacité de communiquer et de convaincre.
Un ingénieur hybride, humain, au service du bien commun
L’ingénieur devient désormais un acteur engagé, en première ligne des transitions. Il ne suffit plus de maîtriser les mathématiques, la physique ou la mécanique : l’ingénieur doit intégrer des compétences transversales et humaines.
Les rapports récents convergent. Le livre blanc Engineer of the Future (CESAER, 2024) et le projet Engineers 2030 (Royal Academy of Engineering, 2025) distinguent trois nouvelles familles de compétences essentielles au métier d’ingénieur : Hard skills (intelligence artificielle, science des données, cybersécurité,
énergies nouvelles, biomimétisme, bio inspiration, biologie), Soft skills (intelligence émotionnelle, communication interculturelle, créativité, coopération internationale) mais également Meta skills (capacité à apprendre à apprendre, à rester curieux et adaptable tout au long de la vie).
Au-delà de la technique, l’ingénieur de demain doit être un chef d’orchestre de la complexité, capable d’articuler des savoirs multiples et de dialoguer avec chercheurs, décideurs publics, industriels mais aussi sociologues, économistes, architectes, urbanistes et citoyens.
Concevoir un système de transport, ce n’est plus seulement améliorer la performance : c’est comprendre les usages, anticiper les besoins futurs, garantir l’inclusion, évaluer les impacts écologiques et sociaux.
L’ingénieur de demain sera moins un technicien isolé qu’un médiateur de systèmes durables et intelligents.
Il sera d’évidence éco-responsable. Il se situera à la croisée des objectifs sociétaux et de la contingence naturelle, il devra être formé aux enjeux sociaux-écologiques. Il devra optimiser la technique et penser l’impact global sur l’ensemble d’un cycle de vie produit.
Les métiers d’entrée de carrière – codage simple, administration, tâches répétitives – sont appelés à disparaître. Mais l’IA offre aussi la possibilité de libérer du temps, d’améliorer la qualité de vie et de recentrer l’humain sur ce qui fait sens. Le rôle de l’ingénieur sera précisément de donner du sens aux
technologies en les inscrivant dans le service du bien commun.
L’ingénieur devra apprendre à travailler avec l’IA comme avec un collègue, alliant puissance de calcul et intuition humaine. La complémentarité homme–machine devient un savoir de base. Pour Bill Gates, les jeunes générations doivent "être curieuses, lire, utiliser les outils les plus récents". En d’autres termes, il
ne pourra pas se contenter d’appliquer des méthodes établies : il devra explorer, expérimenter et transformer l’IA en levier d’innovation. L’ingénieur de demain devra, plus que jamais, être capable d’ouverture, d’agilité, de curiosité, de discernement mais également d’apprendre en permanence.
De nouvelles pédagogies pour de nouveaux ingénieurs
Former ce profil exige que les écoles se transforment elles-mêmes. Elles doivent devenir des laboratoires vivants où formation, recherche et innovation se nourrissent mutuellement.
Cela passe par l’implication accrue des étudiants dans des projets concrets, associatifs et entrepreneuriaux ; le prototypage rapide, les projets inter-écoles, les partenariats internationaux ; l’usage pédagogique de l’IA comme "assistant professeur virtuel" pour progresser et expérimenter ; le développement de doubles
diplômes, d’alternance et de parcours modulaires mais aussi la formation continue, tout au long de la vie, pour accompagner les montées en compétences.
En école d’ingénieurs, il s’agit d’apprendre aux étudiants non seulement à maîtriser une technique, mais à apprendre de l’expérience, à imaginer le futur, à innover sans perdre de vue la finalité : construire des territoires plus vivables et des sociétés plus justes. L’ingénieur de demain sera inventeur, responsable et citoyen du monde.
En France, près de 60.000 postes d’ingénieurs sont à pourvoir chaque année, pour seulement 48.700 diplômés sortant des écoles accréditées CTI. Il revient aux 200 écoles françaises d’élargir le vivier par la féminisation des filières scientifiques, l’ouverture internationale et la diversification des parcours : former plus de professionnels capables d’agir à la fois localement et globalement, conscients des enjeux climatiques, technologiques et humains.

