09/10/2025 - #Toyota
Les sans-roulottes
Par Jean-Philippe Thery

Aujourd’hui, j’essaie d’imaginer un monde sans voiture. Ou pas…
"J’ai vendu ma voiture. Et surtout, j’ai décidé de ne pas la remplacer."
Rassurez-vous, ce n’est pas moi qui le dis, mais un gars sur LinkedIn. Ou plutôt l’un d’entre eux, puisque c’est devenu une mode chez certains d’annoncer publiquement sur les réseaux sociaux être passé au vélo et/ou aux transports en commun après avoir constaté qu’une auto coûte beaucoup trop cher pour n’être utilisée que 5% du temps. Je leur dirais volontiers qu’il en va de même pour un lave-linge, même si je doute qu’on les voie pour autant se précipiter au lavoir le plus proche. Boutade mise à part, je n’ai rien à redire sur le sujet, chacun effectuant les choix qui lui conviennent selon les arguments qui lui siéent.
Si ce n’est que personne ne publie ce genre de truc sans prétendre passer un message, et que la leçon de morale n’est évidemment jamais bien loin. Dans le cas qui nous intéresse, il est ainsi question d’être "aligné avec ses valeur", en l’occurrence celles de l’économie circulaire qui constitue accessoirement son gagne-pain, et dont on apprend à cette occasion qu’elle est, semble-t-il, incompatible avec l’usage d’une Toyota Corolla de dixième génération. On espère pour cette pauvre auto âgée d’environ une quinzaine d’années qu’elle a su trouver une famille plus aimante que son désormais ex-proprio, lequel voit dans l’automobile le symbole d’"un outil de liberté que nous avons transformé en un gouffre économique et écologique”.
Notre homme, qui feint donc d’ignorer que les voitures n’ont jamais aussi peu pollué, n’hésite d’ailleurs pas à théâtraliser son renoncement en soulignant la dimension héroïque de ses trajets pédalés lorsqu’il faut affronter les frimas hivernaux. Tout ça avant de poser une question essentielle, dont on comprend bien qu’il nous l’adresse puisque lui l’a déjà résolue. Autrement dit, "Est-ce qu’on a vraiment besoin de posséder une voiture ?"
Sans doute n’aurais-je pas pris la peine de m’en faire le relais si je n’étais tombé un mois auparavant au même endroit sur une question similaire soulevée par un des sociétaires du média "Reporterre". Quoique sur un ton plus radical, puisque demandant : "Et si l'on vivait sans voiture, à quoi ressemblerait le monde ?” Je m’apprêtais à lui répondre qu’à première vue, toute la période ayant précédé le XXe siècle permet amplement de l’imaginer, quand je me suis aperçu que l’interrogation en question constituait une invitation au "grand entretien" au cours duquel un éminent chercheur se proposait d’y répondre. Celui-ci n’étant point spécialiste du Moyen-Age mais économiste du Transport et urbaniste, ma curiosité a pris le dessus, et dans l’intérêt de mes chers lecteurs, je me suis donc tapé 46 minutes d’interview.
Quitte à tuer le suspense, autant vous dire tout de suite que j’ai été déçu.
Sans doute parce que du Maître de conférences émérite d’une de nos grandes universités, j’espérais une démonstration magistrale constituée d’arguments nouveaux et originaux, capables -pourquoi pas – de faire vaciller certaines de mes convictions. Malheureusement, j’ai eu droit à une collection de postulats sans la moindre statistique à se mettre sous la dent, accompagnée d’un cahier de recettes éculées avec l’oukase pour principal ingrédient. Et je crains devoir admettre que la facilité avec laquelle je m’apprête en vous en résumer la peu substantifique moëlle dans les prochains paragraphes doive moins à l’esprit de "Sainte Thèse" dont j’aime pourtant à croire qu’il m’habite, qu’à la pauvreté des thèses développées.
Ça démarre fort par un premier axiome établissant une hiérarchie des moyens de transports, avec la marche sur la plus haute marche du podium, dont il convient de privilégier le développement. Puis vient la bicyclette commune, suivie de modèles plus sophistiqués, devant les transports en commun, l’automobile qui constitue la seule modalité à décourager fermant évidemment la marche.
S’ensuit une typologie détaillée des vélo "spéciaux" entre électriques, longs, cargos et vélos couchés. La rareté de ces derniers n’empêchant pas notre scientifique de leur consacrer un long hommage incluant leurs déclinaisons "vélomobile" -carénée pour en améliorer l’aérodynamique- et "véloto", disposant d’un siège permettant la position assise. Une diversité qui démontrerait le dynamisme de la petite reine, puisque selon lui, tous ces engins n’existaient pas il y a encore 10 ans. Enfin, si on oublie que le vélo horizontal fut inventé en 1933 par Charles Mochet et qu’une course de triporteurs -qui ne s’appelaient pas encore cargo- eut lieu à Paris en 1900…
Aux engins à pédales s’ajoutent les "véhicules intermédiaires" auxquels sont affiliés microvoitures et voiturettes (comme la Citroën Ami), lesquels permettraient selon "la seule étude sérieuse sur le sujet, réalisée par des chercheurs allemands" (mais on ne saura pas laquelle), de subvenir aux besoins en déplacements des 3/4 de la population. De drôles de véhicules également désignés par l’acronyme de VELI (pour Véhicule LEger Intermédiaire) qui -toujours selon notre universitaire- semblent en mesure de réinventer les règles fondamentales de l’économie. Si d’un côté, leur coût encore élevé devrait baisser grâce aux économies d’échelle engendrées par une production de masse (vous savez, le truc capitaliste), leur fabrication s’effectuerait en effet non point dans une grande usine, mais au sein d’unités décentralisées également en charge de leur entretien. Et même de leur évolution puisque sur un châssis conçu pour durer une bonne centaine d’années, viendraient se greffer des pièces de rechange ou de substitution, au gré des évolutions techniques.
Dans un monde sans voiture, on change de domicile à vélo cargo, à moins bien sûr de traverser la France, cas spécifique dans lequel l’un des rares camions encore existants serait autorisé à emmener jusqu’à la gare la plus proche le conteneur emportant les effets du déménageant. Notons au passage qu’un monde sans voiture n’est pas tout à fait sans voiture puisqu’en dehors des camions déjà mentionnés, subsisteraient les véhicules d’urgence, même si les toutes petites séries auxquelles ils seraient alors produits les rendraient sans doute très onéreux. Enfin, dans un monde sans voiture, on part en vacances moins loin et plus longtemps, à la cadence permise par les deux VELI grâce auxquels "toute famille peut se transporter". Ce qui donnera à celles qui résident en Alsace l’opportunité de connaître la Lorraine, les Vosges et la Forêt Noire dans leurs moindres détails.
Evidemment, tout ça ne s’accomplirait pas sans des changements d’autant plus brutaux, que selon le brillant théoricien, les mesures "gentilles" à l’égard de l’automobiliste (comme le télétravail) se sont révélées inefficaces. Voire contreproductives quand -horreur- l’autopartage a séduit certains usagers des transports publics ne supportant plus des wagons bondés et/ou trop fréquemment en retards. N’attendez donc rien d’autre que l’abaissement des limitations de vitesse à 110 km/h sur l’autoroute et 80 km/h ("voire moins") sur les routes secondaires, l’abolition du malus/bonus écologique au profit d’un seul malus frappant tous les modèles sans exception, ou encore la diminution drastique des espaces de circulation réservés à l’automobile. Et si vous trouvez que toutes ces mesures procèdent de l’exagération propres aux huluberlus, observez donc celles mises en place par certaines municipalités, illustrant parfaitement le principe de minorité agissante.
Mais rien n’est trop beau quand il est question d’éradiquer les "externalités négatives" de celle à laquelle on ne reconnaît absolument aucun avantage, et qu’on peut alors affirmer avec aplomb que les ressources ainsi économisées pourraient être réinvesties dans les écoles, hôpitaux ou autres services publics. Un sophisme d’autant plus grossier que les bénéfices de l’automobile vont évidemment bien au-delà de l’industrie qui la produit, dans un monde qu’elle a façonné, inenvisageable sans elle. A tel point qu’il est en fait quasiment impossible d’imaginer véritablement un monde sans automobile, tant les implications seraient nombreuses et inextricables. Même si je rêve parfois qu’un coup de baguette magique ne le rende possible ne serait-ce qu’une semaine, histoire de montrer ce qu’il adviendrait véritablement à des rêveurs pas si doux que ça.
De fait, ce que les "Sans-Roulotte" d’aujourd’hui idéalisent sur le mode "toutes choses étant égales par ailleurs" n’est pas tant un monde sans voiture que LEUR monde sans voiture. Sans doute parce qu’à la différence des sans-culottes de notre révolution, ils appartiennent à une caste privilégiée. Pas nécessairement fortunée, mais logistiquement favorisée, leur permettant d’effectuer la majorité de leurs déplacements sur le mode qui leur convient, même s’ils habillent leur choix des atours de la vertu. En oubliant toutefois que vivre sans automobile dans le monde qui est le nôtre n’est précisément rendu possible que par le grand nombre d’automobiles qui nous entourent. Ceux-là même qui nous proposent de voyager à la force du mollet ne comprennent apparemment pas que les structures touristiques grâce auxquelles ils comptent reposer leur corps endolori le soir venu n’existeront vraisemblablement plus sans l’argent de touristes venus de loin, et vraisemblablement pas qu’en marchant. Plus prudent, le-gars-sur-LinkedIn-qui-a vendu-sa-voiture reconnaît tout de même que le moment venu, il louera… une voiture.
A bien y réfléchir, il semblerait donc qu’un monde sans automobile soit en fait un monde peuplé d’automobiles…

La Citroën Ami, reine des voiturettes (Crédit: Citroën)

La Toyota Corolla de 10e génération: abandonnée par le gars de LinkedIn ( Crédit: OSX)

A vélo, on déménage ! (Crédit: ellesfontduvélo.com)

Les sans-culottes se déplaçaient à pied... (Crédit: Louis-Léopold Boilly)