04/12/2025
Vincent et la voiture
Par Jean-Philippe Thery
Aujourd’hui, je vous parle d’art. Du moins j’essaie…
De toute sa vie, Vincent n’a vendu qu’une seule toile. Et encore, à vil prix.
C’est lui-même qui me l’a dit. Ou plutôt son portrait animé mis à disposition des visiteurs à la fin de l’exposition interactive "zwischen Wahn und Wunder" (entre illusion et émerveillement) que j’ai visitée le weekend dernier à Berlin. Si je n’ai pas franchement été surpris par sa réponse, la question de savoir s’il se doutait qu’un jour ses œuvres coûteraient une véritable fortune est celle qui m’est venue spontanément pour tester l’IA qui le rendait à la vie. Il faut dire que j’étais sous influence, après avoir examiné un certain nombre des œuvres les plus connues de Van Gogh -j’imagine que vous l’aviez reconnu- accompagnées de leur valeur estimée.
J’ignore combien représenteraient de nos jours 400 francs belges de 1890, mais c’est la somme dont Anna Boch -elle-même peintre et collectionneuse- accepta alors de se défaire pour emporter "La Vigne Rouge", lors de l’exposition annuelle des XX (c'est son nom !) à Bruxelles. Quoiqu’il en soit, on est sans aucun doute très loin des 70 à 80 millions d’euros auxquels sont évaluées nombre des réalisations du peintre et dessinateur néerlandais, qui nous laissa 860 peintures et plus de 1.100 dessins. Ce n’est d’ailleurs pas le moindre des paradoxes que ce qui constituait une forme de reconnaissance tardive alors qu’il avait 37 ans intervint quelques mois à peine avant qu’il ne mette fin à ses jours. Mais comme me l’a confirmé son avatar électronique, jamais celui-ci n’aurait imaginé que près de 150 ans plus tard, son œuvre la plus précieuse serait estimée entre 130 et 140 millions d’euros.
135 millions, c’est très précisément le prix auquel s’est vendu un autre objet dont il m’a été donné de contempler l’alter ego récemment, dans un musée de Stuttgart. Nombre d’entre vous auront compris que je fais allusion à celle qui est devenue le 5 mail 2022 le véhicule le plus cher de toute l’histoire de la mobilité terrestre : la 300 SLR Coupé "Uhlenhaut". Une auto, qui comme son nom ne l’indique pas, ne dérivait non pas de la 300SL dont elle reprend néanmoins les célèbres portières en ailes de mouette, mais de la monoplace W196 qui permit à Juan Manuel Fangio de remporter le Championnat du Monde des pilotes en 1954 et 1955. Avec son fabuleux 8 cylindres en ligne de 2.982 cm³ délivrant 310 chevaux capables de l’emmener à 280 km/h, et sa boite de vitesse faisant intrusion dans l’habitacle, obligeant le pilote à conduire jambes écartées pour atteindre des pédales réparties d’un côté et l’autre du tunnel de transmission, la 300 SLR n’était ni plus ni moins qu’une Formule 1 déguisée en routière.
Heureusement que j’écris pour un média consacré à l’automobile. Parce qu’en tout autre lieu, je serais probablement voué aux gémonies pour avoir osé suggérer ne serait-ce qu’un parallèle entre l’œuvre d’un artiste universellement reconnu et une "vulgaire" automobile. Même si je me garderai de pousser le bouchon plus loin avec Marinetti, qui affirma dans le premier manifeste futuriste qu’"une voiture de course est plus belle que la victoire de Samothrace". Pas tant pour la phrase elle-même dont la teneur iconoclaste pourrait ne pas me déplaire, qu’en raison de son auteur qui adopta ultérieurement l’ignoble idéologie fasciste. Quoiqu’il en soit, la simple comparaison entre une machine et la production de celui qui est aujourd’hui reconnu comme un génie absolu suffira à faire pousser bien des cris d’orfraie.
Mais s’il fallait toujours écouter les plaintes des vierges outragées, bien des débats seraient terminés avant même d’avoir commencé. Comme celui de savoir si une voiture automobile peut ou non être considérée comme une œuvre d’art. Laissons évidemment de côté la réponse de l’administration française qui a déjà statué en ce sens, à condition que le véhicule considéré ait plus de 30 ans, qu’il ait été produit en quantité limitée et qu’il présente un caractère historique, industriel, sportif ou sociétal. Ce qui nous intéresse ici, c’est l’aspect disons "conceptuel" de la discussion. Bref, vous avez quatre heures et moi le reste de cette chronique.
Alors revenons à Vincent, dont on rappellera que ce n’est pas sa disparition qui fit flamber le prix de ses toiles, mais un livre. C’est en effet en portant à la connaissance du grand public les quelques 652 lettres qu’échangèrent Vincent et son frère Théo dont elle était la veuve que Johanna Van Gogh-Boger associa une histoire émouvante à une œuvre jusqu’alors ignorée. Dès lors, les tableaux accrochés au mur de la pension qu’elle avait ouverte peu après le décès de son mari, dont les hôtes n’appréciaient guère les couleurs qu’ils jugeaient criardes, suscitèrent un intérêt qui ne devait jamais plus se démentir. De nos jours, on parlerait de storytelling, ou de marketing. Mais ce que voulait avant tout Johanna, c’était honorer la promesse faite à son Théo que le destin lui avait laissé si peu de temps pour aimer, de faire connaître au monde l’œuvre de son frère. Si Théo lui avait permis de se consacrer à son art en lui achetant les tableaux dont personne ne voulait, c’est une jeune femme qui ne l’avait rencontrée que deux fois qui fit la notoriété de Vincent.
D’une certaine façon, la valeur record atteinte par la 300 SLR Coupé constitue une anomalie. Habituellement, ce sont les autos affichant un pedigree acquis sur les circuits qui font perdre la raison aux enchérisseurs, comme ce fut le cas de la Ferrari 250 GTO portant le numéro de châssis 4153GT, vendue 70 millions de dollars lors d’une transaction privée en 2018. Une auto qui peut s’enorgueillir d’une 4e place dans sa catégorie aux 24 heures du Mans 1963, mais surtout d’une victoire au Tour de France Automobile en 1964, aux mains de Lucien Bianchi et Georges Berger. Pourtant, la valeur de celle qui constitue désormais la deuxième voiture la plus chère au monde ne représente "que" la moitié de la somme déboursée pour le coupé 300 SLR.
Or ce dernier n’a jamais couru. Il aurait dû, en 1956, si lors des 24 Heures du Mans de l’année antérieure, une autre 300 SLR disposant d’une carrosserie ouverte et pilotée par Pierre Levegh ne s’étaient écrasée à pleine vitesse sur le muret longeant la ligne droite des stands, provoquant ce qui reste à ce jour la plus grande catastrophe de l’histoire du sport automobile. En se détachant du châssis sous la violence du choc, son moteur creusa un sillon mortel dans la foule dense amassée dans les tribunes, tuant 82 spectateurs et blessant plus de 120 d’entre eux. Un drame qui provoqua le retrait de la marque à l’étoile de la compétition automobile pour trois décennies, et une retraite anticipée des deux coupés 300 SLR. L’un d’entre eux fut adopté comme voiture de fonction par Rudolf Uhlenhaut, Directeur sportif de la marque qui l’avait conçu, dont le nom resta attaché au modèle. Il faut dire que lors des séances d’essai auxquelles il participait volontiers volant en main, notre homme réalisait régulièrement des chronos qui avaient de quoi vexer bien des pilotes reconnus, ce qui contribua évidemment à forger sa légende. C’est d’ailleurs l’exemplaire qu’a conservé Mercedes et que j’ai eu l’occasion d’admirer au musée de la marque.
Drôle de destin que celui de cette belle auto, marquée par une tragédie qui ne fut pas même la sienne. Qu’en eut-il été si Levegh avait conservé le contrôle de sa barquette et terminé la course ? Aurait-il remonté les Ferrari de Castelloti et Maglioli qui le devançaient pour accéder à la troisième place au classement final ? Combiens d’épreuves les coupés qui n’auraient alors pas été condamnés à l’inaction auraient-ils remporté dès la saison suivante ? Autant de questions dont nous n’aurons jamais la réponse, pas plus qu’à celle de savoir comment une histoire différente aurait affecté ou non leur valeur. Même si on est en droit d’imaginer que ce qui constitue en quelque sorte un acte manqué donnant lieu à toutes les suppositions n’est sans doute pas pour rien dans la somme d’argent concédée pour acquérir l’un d’entre eux
Le parallèle paraitra sans doute curieux, mais c’est également la tragédie qui a présidé au destin de Vincent, au point d’avoir littéralement façonné son art. Certes, il s’abstient de peindre lors des crises de démence qui l’atteignent durant son séjour à l’asile d’aliénés de Saint-Rémy-de-Provence entre 1889 et 1890. Mais il travaille avec acharnement le reste du temps. Impossible alors de ne pas concevoir que dans les œuvres si lumineuses de cette époque de sa vie -elle ne le furent pas toutes- il ne trouvait pas une forme d’exutoire aux tourments de son âme.
Une voiture née pour la vitesse mais qui ne courut jamais, les réalisations d’un artiste exceptionnel qui ne connut de toute sa vie que la souffrance en guise de reconnaissance, pour lesquelles de richissimes esthètes se départissent aujourd’hui de plusieurs dizaines de millions d’euros, cela a-t-il un sens et lequel ? Une voiture, quelle que soit son histoire, "mérite-t-elle" une telle somme ? D’autres, moins cotées, ne valent-elle pas autant que la 300 SLR ? Combien d’artistes l’histoire a-t-elle oubliés, dont les œuvres autant que celles de Vincent, auraient été dignes de notre reconnaissance ?
A bien y réfléchir, je crois bien que vous pouvez lâcher vos stylos. Personne ne ramassera de copies aujourd’hui, s’agissant de questions qui resteront ici sans réponse. Peu importe d’ailleurs, puisque quels que soient les objets qu’il nous est donné d’admirer dans les musées ou ailleurs, leur vraie valeur réside sans doute dans les émotions qu’ils nous procurent. Et de ce point de vue, ne comptez pas sur moi pour établir une quelconque hiérarchie entre Vincent et la voiture.
"La vigne rouge", seule toile que van Gogh vendit de son vivant
Johanna van-Gogh Bonger, pionnière du storytelling
La barquette 300 SLR de 1955, identique à celle de Pierre Levegh (Crédit: LSDSL)
Rudolf Uhlenhaut et son chef d'oeuvre (Crédit: Mercedes)

