04/09/2025 - #Ford , #Cadillac
GnilletyrotS
Par Jean-Philippe Thery

Aujourd’hui, Rory nous raconte une histoire. Sauf qu’il nous la fait à l’envers…
Le ton est gouailleur, le narrateur visiblement ravi par anticipation de l’effet qu’il compte bien produire sur son public. Et si on n’avait affaire à une sommité de la pub, sans doute n’hésiterait-on pas à reconnaître que l’homme s’écoute manifestement parler. A répétition, puisque ça fait bien quatre ou cinq fois en quelques jours que j’ai droit à la vidéo de Rory Sutherland sur mon fil LinkedIn, republiée par les "EV-angélistes" de service avec des commentaires du genre "pour ceux qui croient encore au thermique" ou "Et si la voiture électrique était arrivée en premier ? Une grande vidéo de Rory Sutherland".
Je ne doute pas qu’un certain nombre d’entre vous y a aussi eu droit, mais pour ceux qui l’aurait loupée, ça donne à peu près ça : Imaginez que nous roulions tous en petite voiture électrique, et que déboule un ingénieur de chez Volkswagen avec le projet d’un nouveau type d’automobile. Un engin super compliqué emportant un énorme réservoir rempli d’un liquide inflammable, lequel serait injecté dans des cylindres afin d’y provoquer une série d’explosions. Tout ça pour générer un couple utilisable sur une plage limitée de régimes moteur, obligeant à recourir à une boite de vitesses. Un bidule avec pas moins de 250 pièces en mouvement mais ne fonctionnant pour autant pas mieux que son équivalent électrique n’en comportant que 11. Une mécanique bruyante et "pétant des trucs à l’arrière" ne présentant aucun avantage, si ce n’est de ne nécessiter que quelques minutes pour faire le plein de carburant. Avantage d’ailleurs tout relatif puisqu’imposant de se rendre en un lieu spécifique occupant une place énorme alors qu’une électrique se raccorde aux chargeurs rapides en bord de route. Bref un truc qui s’adresse aux 0,5% de la population parcourant plus de 600 km par jour et disposant d’une vessie suffisamment volumineuse pour ne pas devoir s’arrêter dans l’intervalle.
Autant dire que dans un tel contexte, l’ingénieur de chez VW serait viré. Assurément, Rory n’est pas devenu vice-président d'Ogilvy & Mather sans montrer le genre d’aptitude au récit qu’on recherche dans les agences de pub. Et nul doute que certains se laisseront volontiers convaincre par sa jolie fable, même si les éléments de langage dénotant un évident parti pris ne sont pas très difficiles à repérer. Parce que dans le monde utopique ou dystopique qu’il nous propose (cocher la case qui vous convient), les voitures électriques sont forcément de petite taille -entendez vertueuses- et disposent d’un pack de batterie logeables dans une boite à gants quand leurs équivalents thermiques trimballent de véritables citernes en guise de réservoir à carburant. Pack qu’on se gardera d’ailleurs bien d’ouvrir non seulement pour des questions de sécurité, mais aussi pour éviter toute constatation déplaisante sur le thème de la complexité…
Dans le même esprit, sa description du moteur à combustion interne (dont on rappellera qu’il n’explose guère qu’au cinéma) évoque sans doute davantage l’OM138 qui équipa la Mercedes 260D en 1936 -première voiture de tourisme équipée de la sorte- que les mécaniques insonorisées et Euro7-isées qu’on trouve de nos jours sous le capot des voitures neuves. Quant à la comparaison du plein de carburant et de la recharge, elles laissent à penser que Rory habite très précisément en face d’une station de recharge dotée de bornes à haute puissance -les mêmes que celles qu’on trouve dans certaines stations-services- et que lorsqu’il voyage en voiture, ses impératifs physiologiques sont réglés sur le niveau de charge de sa batterie.
Enfin, cette curieuse allusion à l’ingénieur "fripouille" ("rogue" en Shakespeare dans le texte) de chez VW - entreprise créée près de 50 ans après l’apparition de l’automobile- fait craindre que notre homme n’ait quelques comptes à régler avec les cousins Germains.
Mais je fais dans le détail, alors que là n’est pas l’essentiel. Parce que figurez-vous que Rory nous ment. Certes, il est ici question du type de tromperie dont se nourrissent -parfois- les storytelling, mais tout de même : en nous demandant d’imaginer que la voiture électrique soit apparue avant son alter ego thermique, Rory feint d’ignorer -à moins qu’il ne l’ignore vraiment- que c’est très exactement ce qui s’est passé. Téléportez-vous en 1881, du 15 août au 15 décembre au Palais de l’Industrie alors situé dans la partie basse des Champs Elysées, et vous y apercevrez la Tilbury de Charles Jeanteaud. Une automobile utilisant le moteur électrique conçu par le Belge Zénobe Gramme dont les accumulateurs étaient -déjà- logés sous les sièges, née 4 ans avant le célèbre tricycle de Herr Benz. Et peu importe si Jeantaud ne se lança dans l’industrialisation de ses VEB qu’en 1893, après que Karl eut inventé l’industrie automobile, puisque la primauté de l’électrique reste ainsi établie. Sa propre usine connut d’ailleurs une brève existence puisqu’elle cessa toute activité quand son fondateur se suicida en 1906. De là à conclure que l’automobile électrique des premiers temps portait malheur, il n’y a qu’un pas que je me garderai bien de franchir…
A ceux qui considéreraient comme purement anecdotique la préséance chronologique de la première automobile Janteaud, je rappellerai plutôt que jusque dans les premières années du siècle dernier, la question de savoir de la vapeur, de l’électricité ou de l’essence de pétrole quelle énergie allait prévaloir n’était pas encore résolue. Si la première fut bientôt disqualifiée dans son nuage de fumée blanche, les voitures électriques eurent bel et bien leur chance, constituant alors une part non négligeable du parc automobile naissant. Henry Ford lui-même, celui qui popularisa à grande échelle la mobilité individuelle pétaradante, fit en 1914 l’acquisition d’une "Detroit Electric 47 Brougham" pour son épouse Clara, qu’il l’utilisa jusque dans les années 30. Mais le rapport entre le poids emmené et l’énergie restituée eurent bientôt raison de la voiture à batteries, bientôt reléguée au statut peu enviable de voiturette de golf, pendant que sa cousine thermique conquérait les nouveaux réseaux routiers se développant un peu partout dans le monde.
Certains affirment d’ailleurs que le démarreur, apparu en 1912 sur la Cadillac Model Thirty lui porta le coup de grâce définitif en facilitant grandement l’utilisation du moteur à combustion interne. Si c’est vrai, ce n’est pas le moindre des paradoxes qu’un dispositif électrique ait alors scellé -au moins provisoirement- le sort des véhicules à batteries. Il y a donc des raisons objectives pour lesquelles la combustion de carburant liquide a vaincu l’électricité, la comparaison de l’usage des deux types d’énergie sur un véhicule devant évidemment tenir compte de l’ensemble de la chaine de traction.
Réécrire cette histoire-là par bribes soigneusement choisies me paraît procéder de la plus grande arrogance, en laissant à entendre de forme plus ou moins implicite que l’humanité se serait fourvoyée pendant plus d’un siècle. A commencer par les inventeurs, ingénieurs et industriels qui ont contribué sur la période au formidable essor d’une automobile constamment améliorée, jusqu’à parvenir aux formidables machines d’aujourd’hui. Mais aussi ses usagers, qui se voient ainsi accusés d’avoir cautionné par la pratique une invention dont certains voudraient nous convaincre du caractère diabolique, considérant sans doute que rouler en électrique consiste ni plus ni moins qu’à réparer une erreur historique ! Une forme de raisonnement tellement "1984" (le roman, pas les années de ma jeunesse…)
Mais pour fallacieuse qu’elle soit, la petite vidéo de l’ami Rory me semble pourtant révélatrice de l’époque. Non seulement parce que les "Rorying Twenties" de ce siècle ne célèbrent plus les mécaniques vrombissantes d’il y a cent ans, sans lesquelles l’automobile d’aujourd’hui – électrique comprise- n’aurait jamais existé, mais surtout parce que ceux qui promeuvent une électrification à marche forcée se sentent apparemment obligés de les démoniser. Comme si la VE d’aujourd’hui -qui a tout de même sérieusement progressé depuis l’ère Jeantaud- ne pouvait véritablement croitre que sur les carcasses des autos à combustion.
A ceux-là, ne parlez surtout pas du futur multi-énergies qui nous attend encore probablement pour de longues années, parce qu’il ne cadre pas avec leur storytelling. Ou plutôt avec leur « gnilletyrotS », puisqu’eux aussi nous le font à l’envers.

La Janteau, première électrique, mais aussi première automobile (Crédit: https://www.meisterdrucke.fr/)

La batterie, un truc léger et pas compliqué... (Crédit: Chevrolet)

La "Detroit Electric de Clara Ford" (Crédit: thehenryford.org)

La Cadillac Model Thirty, première auto équipée d'un démarreur en 1912 (Crédit: Iwao)

Mercedes 260D, ou l'automobile thermique selon Rory (Crédit: Ra Boe)