05/06/2025 - #Renault , #General Motors , #Stellantis , #Toyota
Le bal des pleureuses
Par Jean-Philippe Thery

Aujourd’hui, je vous parle de gens qui pleurent sur le sort de l’industrie automobile européenne. Mais pas forcément ceux auxquels on pense…
Sur la photo, c’est Luca qui parle.
John l’écoute attentivement, avec un demi-sourire en forme d’acquiescement. Les costumes sombres sont parfaitement taillés, les cravates bleu foncé impeccablement ajustées avec pour seuls accessoires une pochette blanche pour le premier et un drôle de ruban orangé en guise de bracelet pour le second. C’est là l’unique touche de couleur un peu vive au sein d’une composition volontairement austère. Il y a des verres d’eau plate, plus de portables que d’interlocuteurs, des bloc-notes -vierge pour l’un et qu’on devine constellé de chiffres pour l’autre- le tout posé sur une nappe aussi blanche que les murs lambrissés.
Il faut dire que l’instant est à la fois unique et grave. Ce n’est en effet pas tous les jours que les deux patrons de grands groupes automobiles se retrouvent pour parler d’un seul homme en public, ce qui s’est pourtant précisément passé le 5 mai dernier à l’occasion de l’interview commune que John Elkann et Luca de Meo ont accordé au Figaro. Et le moins qu’on puisse dire, c’est que le Directeur Général de Renault et le Président de Stellantis, dont les troupes se disputent habituellement les parts des marchés européens à couteaux tirés, avaient accordé leurs violons. Ou plutôt arcs et flèches, avec pour même cible les normes imposées depuis plusieurs années par l’Union européenne à l’industrie automobile.
Je vous épargnerai le résumé complet de l’entrevue, en vous renvoyant à l’excellent papier rédigé par Florence Lagarde à ce sujet. Mais pour ceux qui ne seraient pas -encore- abonnés, disons en quelques mots que nos hommes ont tiré à l’unisson une sonnette d’alarme on ne peut plus explicite à propos des règlements européens édictés depuis quelques années, dont l’empilement pourrait selon eux se traduire par un marché réduit de moitié à l’horizon 2035, alors que dans le même temps, la Chine et les pays émergents mettent en place des politiques de soutien de leur industrie.
Face à ces excès normatifs, Luca et John proposent un allègement des contraintes pour les véhicules de petite taille, afin de ramener leur coût de fabrication à un niveau compatible avec leur vocation économique, ainsi qu’une simplification du millefeuille administratif visant à garantir la cohérence de textes parfois contradictoires. Et demandent également que soit rééchelonné le calendrier de l’électrification, face au constat d’une adhésion plutôt mollassonne des clients de voitures neuves aux voitures à batteries.
Si je vous parle de tout ça, ce n’est pas tant pour me livrer à une énième exégèse de ce qui a été dit au cours de cette interview que de réagir…aux réactions. Enfin, surtout celles que j’ai vues fleurir sur ma page du réseau social professionnel auxquels nous sommes tous abonnés, dont il m’est difficile d’évaluer le caractère représentatif, puisque les algorithme nous resservent volontiers du même plat pour peu qu’on les chatouille. Mais comme je suis de nature curieuse, je n’ai pu m’empêcher de lire certaines de ces publications qui malgré leurs différences de style parviennent toutes peu ou prou à la même conclusion : tout ça, c’est la faute des constructeurs.
J’imagine qu’aucun d’entre vous ne sera surpris de retrouver "Transport & Environnement" (T&E pour les intimes) parmi leurs auteurs, organisme qui malgré sa dénomination d’une apparente neutralité évoquant davantage l’intitulé d’un sous-service du ministère des Transports que celui d’une organisation militante n’est pourtant jamais le dernier à se manifester quand il s’agit de tirer à boulets verts sur la bagnole. Ce que n’a évidemment pas manqué de faire l’un de ses illustres représentants, qui n’y va pas par quatre pistes cyclables pour dénoncer l’hypocrisie dont font preuve selon lui les patrons de l’automobile, lesquels "se plaignent des conséquences dont ils ont chéri les causes". Et de préciser que ce ne sont point les règles votées par Bruxelles en prol de la sécurité ou de la lutte contre le changement climatique qui doivent être tenues responsables de ce que nos voitures sont de plus en plus grosses, complexes, chères et fabriquées hors de France, mais bel et bien la conséquence d’une stratégie délibérée.
Et notre homme d’en rajouter une couche trois jours plus tard, à la faveur d’une analyse publiée par l’Institut "Mobilités en Transition" ( lui-même émanant de l’IDDRI - Institut du développement durable et des relations internationales), dont Autoactu s’est fait l’écho le 23 mai dernier et qu’il commente à sa manière. Le document en question vise à identifier les raisons qui expliqueraient les 24% de hausse observée sur le prix des voitures particulières neuves en France de 2020 à 2024, entre causes externes, relevant de la seule responsabilité des constructeurs ou "hybrides".
Si la hausse des coûts de l’énergie, des matières premières et du travail appartiennent évidemment au premier groupe, l’électrification est quant à elle considérée comme hybride, chacune de ces catégories comptant pour un quart de l’augmentation totale. Mais c’est évidemment aux 12 points représentant la moitié de cette inflation que s’intéressent les scholiastes de T&E, qui boivent du petit lait d’amande en pointant d’un doigt accusateur la "montée en gamme" et le "pricing power" désignés comme autant de preuves de l’avidité coupable des constructeurs automobiles.
Où l’on constate que l’apparition dans le langage courant d’une terminologie jusqu’il y a peu cantonnée aux services Marketing ne s’est pas faite sans dommage pour les deux termes en question. Une dérive sémantique déjà observée depuis quelques années avec l’"obsolescence programmée", faisant de nos jours référence à des produits de piètre qualité conçus pour s’autodétruire -si possible juste après échéance de la garantie- alors qu’elle désignait à l’origine la politique mise en place dans les années 20 du siècle dernier par Alfred Sloan à la General Motors, consistant à susciter des envies de renouvellement chez les clients de voitures neuves par des évolutions stylistiques intervenant à chaque nouvelle année-modèle. Pour revenir à la montée en gamme, rappelons-donc qu’il s’agit d’une stratégie ayant pour objectif d’inciter les clients à choisir les modèles ou versions haut(e)s d’une gamme, afin d’accroitre le chiffre d’affaires et surtout les marges. Quant au pricing power, il traduit la capacité d’une marque à monnayer son image par des tarifs plus élevés que la concurrence.
Au risque de paraître affreusement réac, j’avouerai ne pas être profondément choqué qu’un patron se démène pour améliorer les résultats de l’entreprise dont il a la charge, alors que certains poussent des cris d’orfraie outragée dès lors qu’il est question d’automobile. Pour une raison que j’ignore, les constructeurs font en effet régulièrement l’objet d’injonctions aux accents moralistes, les enjoignant à renoncer aux modèles les plus générateurs de marge pour se consacrer uniquement à l’électro-motorisation des masses. Quant à leurs dirigeants, on les traitera volontiers de menteurs s’ils venaient à expliquer que dans le contexte règlementaire en vigueur, les modèles répondant au cahier des charges dignes d’une économie planifiée ne sont pas forcément économiquement viables. La preuve, c’est que Renault fabriquait encore il y a peu la Twingo, et que la Yaris est actuellement produite à Valenciennes.
Loin de moi l’idée de contester le mérite des amis de chez Toyota. Mais rappelons tout de même que la petite berline du constructeur japonais est située dans le haut du segment B, avec un prix d’entrée plus de 5.000 euros supérieur à celui de la Clio. Un positionnement qui démontre au passage les bienfaits de la montée en gamme et du pricing power que ceux dont ils servent soudainement l’argumentation oublient opportunément de critiquer.
Quant à la Twingo, les historiens de l’automobile rappelleront que même la première du nom représentait déjà un sacré défi économique quand à la fin des années 80, les équipes de la marque au losange travaillaient sur le projet X06. Et que ces dernières ont dû trouver des solutions particulièrement inventives pour boucler son équation économique, comme l’usage de tôle apparente comme motif de style dans l’habitacle ou le positionnement de l’antenne radio sur l’embase du rétroviseur conducteur permettant d’économiser de la longueur des câble et des connections. Tout ça, alors que la nouvelle puce de l’ancienne Régie née quasi simultanément à la norme de dépollution Euro 1 a tiré sa révérence 15 plus tard sous l’égide d’Euro 4, et que les normes de chocs étaient beaucoup moins sévères qu’aujourd’hui.
Chacun sait que les routes de l’enfer sont pavées de bonnes intentions, y compris en matière d’automobiles. Et que la sévérité des normes en vigueur joue désormais contre le but qu’elles prétendent atteindre quand elles grèvent le coût de fabrication des voitures à vocation économique au point de précipiter la disparition des modèles du segment A, désormais aussi chers à produire que ceux de la catégorie au-dessus. Que l’allègement des contraintes préconisé par Luca et John pour les petites voitures contribue au final à une sécurité accrue et de moindres émissions n’est donc pas aussi contrintuitif qu’il y paraît au premier abord, puisqu’il permettrait de redémarrer une mécanique de renouvellement du parc sérieusement grippée depuis plusieurs années comme en témoigne l’accroissement de son âge moyen. Nul n’est donc besoin de faire venir les Kei cars du Japon, ces petites voitures aux formes parallélépipédiques dont l’existence repose précisément sur des contraintes d’émission et de sécurité moins sévères que les modèles plus volumineux.
Si pleureuses il y a, ce n’est donc point du côté des constructeurs qu’il faut les chercher. D’autant plus qu’il est particulièrement illogique d’imaginer que Renault ou les marques directement concurrentes du groupe Stellantis chercheraient à saborder les segments sur lesquels elles ont bâti une grande partie de leur réputation. Et en ce qui me concerne, si je devais me permettre d’adresser un seul reproche à Messieurs De Meo et Elkann, c’est sans doute de ne pas avoir pris la parole plus tôt…