11/03/2021 - #Renault , #Ferrari , #Maserati , #Ford , #Chevrolet
Le vrai luxe
Par Jean-Philippe Thery
Il y a des jours comme ça où on a envie de choses simples. Comme de prendre le temps d’un lever de soleil, ou de conduire une machine à bonheur, léguée par un grand Monsieur qui ne nous a donc pas tout à fait quittés…
Quand j’ai connu Alain, il arborait costard et cravate.
Ça n’a évidemment pas duré puisque nous étions à Rio, et qu’il a vite adopté une tenue plus conforme au climat local (dans toutes les acceptations du terme). Mais comparé aux frusques qu’il utilise de nos jours, le pantalon moyennement repassé, la chemise aux manches remontées sur les bras et les mocassins plus ou moins cirés faisaient encore très "corporate".
A l’heure où j’écris ces lignes, Alain revient d’une île située au large de la côte fluminense (de l’Etat de Rio), qu’il a parcourue à pied en deux jours. Ça représente tout de même 90 km dont pas loin des 2/3 sans rencontrer âme qui vive en dehors de quelques araignées de belles tailles, et d’un chien qui décida de l’accompagner. Et si vous croyez que nous sommes dimanche ou que notre bipède aventurier est en vacances, détrompez-vous, puisque ce genre d’expédition constitue depuis déjà quelques années son quotidien.
Les posts d’Alain figurent d’ailleurs en bonne place parmi ceux que j’attrape le matin sur Facebook, car notre homme n’aime rien de plus que de se lever bien avant potron-minet pour saisir l’aube sur une des nombreuses hauteurs de Rio. J’en accuse généralement réception par un commentaire plus ou moins ironique masquant à peine mon envie secrète d’être à sa place.
Bon, je vais devoir alerter Alain sur cette publication, puisqu’il est à peu près certain que celui-ci ne s’intéresse pas à mes divagations automobiles. Comme tout objet ne tenant pas dans un sac à dos, la bagnole a été rangée au rang des trucs superflus qu’il se targue d’avoir éliminés de son quotidien, même s’il ne dédaigne pas en louer une de temps à autre, histoire d’avoir un endroit où dormir lorsqu’il explore les petites routes de Lanzarote. Le reste du temps, il se déplace en Havainas (les célèbres tongs brésiliennes) et à vélo, ou plutôt "en vélo" comme il le répète à dessein, histoire de m’agacer. Autant vous dire que s’il prend la peine de me lire jusqu’ici, il va sérieusement se demander ce qu’il fiche dans cette chronique, de la même façon que vous ne distinguez probablement pas où je compte vous emmener avec pareil huluberlu.
Justement, j’y viens. C’est que voyez-vous, l’actualité nous a récemment rappelé un drôle d’engin à quatre roues qui m’a fait penser à Alain, dont il me semble incarner la conception de ce qui constitue à ses yeux le vrai luxe. Je ne doute d’ailleurs pas que s’il est une créature automobile qui trouvera grâce à ses yeux, c’est bien celle-là. Et comme la mémoire est un truc décidément rigolo, toute cette histoire a aussi fait ressurgir le souvenir de ma première voiture à friction. Vous savez ces petits jouets formidables capables d’accélérations foudroyantes entre les pieds de table et de chaises de la salle à manger ? Avec ses phares ronds collés sur le capot et sa couleur verte, la mienne ressemblait à un batracien à roulettes. Bon évidemment, j’ai fini par en casser la mécanique à ressort à vouloir trop la remonter pour aller la faire rouler plus vite encore.
C’est une mécanique d’un tout autre genre qui a cessé de battre le 19 février dernier, laquelle résidait dans la poitrine d’un vieux monsieur de 94 ans. Un arrêt tranquille survenu alors qu’il dormait, contrastant avec une vie pour le moins mouvementée. Cadet d’une fratrie de cinq, Bruce Meyers naquit en 1926 à Los Angeles d’une maman chanteuse et d’un père qui employa une bonne partie de sa vie à monter un réseau de concessionnaires pour son ami Henry Ford.
A 17 ans, celui-ci lâcha sa planche de surf pour embarquer à bord de l’USS Bunker Hill à destination d’Okinawa, un porte-avions qu’il dût abandonner précipitamment quelque temps plus tard après que deux kamikazes eurent pris le bâtiment pour cible, non sans céder son gilet de sauvetage à un marin qui n’en avait pas avant de sauter à l’eau, ni de sauver la vie d’un pilote sérieusement blessé. Pas dégoûté du Pacifique pour autant notre jeune héros y retourna après la guerre, sur un atoll des îles Cook puis à Tahiti où il apprit à jouer du ukulélé et à naviguer sur prao (pirogue locale à un seul balancier). Et je n’ai évoqué là que le premier tiers de sa vie.
De retour en Californie, l’homme étudia au Chouinard Art Institute et devint craque en résine, de celle dont on fait les boards et les coques de bateau, mais aussi la carrosserie des "dune buggies". C’est en effet Bruce Meyers qui eut l’idée de la drôle de petite voiture minimaliste baptisée en référence à son allure d’insecte en observant ses amis qui faisaient les c… sur la plage de Pismo, au volant de vieilles guimbardes dépouillées de leur carrosserie. Modeste, il refusa toujours de s’attribuer l’invention de la catégorie dont il revendiquait à peine la fameuse carrosserie monopièce en fibres, en forme de baignoire. Et pourtant : en posant celle-ci sur une plateforme de Coccinelle pourvue de sa mécanique, choisie en fonction de sa légèreté et d’un coût contenu, il avait créé l’engin idéal pour évoluer dans le sable, grâce à la position en porte-à-faux arrière de sa mécanique associée à de gros pneus ballon, assurant une motricité exceptionnelle en terrain mou.
Comme je l’écrivais à l’instant, le véhicule dépourvu du moindre ouvrant, de l’idée même d’un coffre à bagages ou d’une planche de bord affichant plus d’un compteur et trois interrupteurs me paraît pourtant constituer l’expression d’une certaine idée du luxe. Et ce n’est pas le milliardaire incarné par Steeve McQueen dans l’Affaire Thomas Crown (réalisé et produit par Norman Jewinson en 1968) qui dira le contraire, lui qu’on voit emmener Vicki Anderson (interprétée par Faye Dunawaye) à bord de son Meyers Manx dans une scène aussi bondissante qu’éclaboussante sur les dunes de Crane Beach, dans le Massachussetts. Rien à voir pourtant avec le moteur 6 cylindres de Chevrolet Corvair ou les nombreux équipements extras exigés par l’acteur lui-même dont disposait la machine du film, ni même avec le fait que celle-ci a été récemment adjugée à 456.000 dollars lors d’une vente aux enchères. Non, le luxe auquel je fais allusion est d’une toute autre nature.
De fait, il faut être sérieusement détaché de tout un tas de contingences pour envisager de posséder l’engin comme véhicule unique, le fait de vivre en un lieu où l’hiver n’existe pas ne constituant pas la moindre d’’entre elles. Et reconnaissons qu’un buggy, ça ne sert pas à grand-chose, sinon à transporter une planche de surf et son utilisateur jusqu’au spot le plus proche. Bruce lui-même, qui avait fait de la chemise hawaïenne son uniforme ne disait pas autre chose lorsqu’il fut invité il y a quelques années sur "Jay Leno’s garage", la chaîne en ligne du célèbre présentateur et collectionneur. "Je suis un môme qui n’a jamais grandi", y avouait-il. "j’aime toujours ces voitures que Mickey, Donald, Minnie […] et tous ces personnages conduisaient. Ces drôles de petites bagnoles avec de grosses roues à l’arrière [...] J’ai emmené ça de façon subliminale dans ma vie durant laquelle je ne crois pas avoir abandonné mon enfance. Je l’ai fait dans mon temps libre, de nuit, comme une espèce de parodie. Je crois que j’ai été inspiré par ces voitures de dessins animés".
J’ai moi-même vécu l’expérience du buggy il y a bien des années, à Porto Seguro dans l´Etat de Bahia où ils sont légion. Un exemplaire hors d’âge loué à une agence locale, dont il me fallut régulièrement refixer le câble d’accélérateur qui cherchait à se libérer de la tutelle de sa pédale. En dehors de ce trivial détail, on s’est bien marré mes passagers et moi, surtout sur les chemins de traverses empruntés pour échapper aux embouteillages de retour de plage, où nous fûmes copieusement bringuebalés, empoussiérés et assourdis.
Mais c’est surtout à Natal, capital du Rio Grande do Norte que j’ai pu véritablement goûter aux possibilités offertes par sa conception, les balades dans les dunes qui entourent la ville à bord des "Bugre" produits localement y constituant d’ailleurs l’attraction la plus prisée. Avant d’entamer le parcours, votre chauffeur d’un jour vous demandera si vous préférez l’effectuer avec ou sans "emoção", la réponse étant à vos risques et périls.
Voiture luxueuse en sensations, le buggy n’en a pas pour autant fait la fortune de son concepteur, loin s’en faut. Parce que si la simplicité de sa conception constitue la clé de sa génialité, elle en fit également la proie facile des copieurs de tout poil. Avec une production d’à peine 6.000 exemplaires, le Meyers Manx détient en effet le privilège peu enviable pour son concepteur de figurer en tête du classement des autos les plus copiées au monde, puisque selon les sources, ce sont environ 200 à 300.000 exemplaires apocryphes qui circulent sur la planète. D’autant plus qu’avec une qualité de construction beaucoup plus soignée que son humble apparence le laisse à supposer, le Meyers Manx était cher, même vendu en kit.
Il y eut un procès perdu contre l’un des contrefacteurs, la fermeture en 1971 de l’entreprise qu’il avait fondée et des années durant lesquelles Meyers ne voulut plus entendre parler du joyeux petit engin qu’il avait créé, alors devenu synonyme de rancœur. Et puis il y eut ce rassemblement de 1994 au Mans, où Bruce se rendit en trainant les pieds, sur l’invitation insistante de Jacky Morel, alors éditeur du magazine Super VW. Parmi les milliers d’autos présentes, des dizaines voire centaines de buggies, dont un seul exemplaire "légitime", celui de l’organisateur.
A Morel qui lui faisait remarquer que s’il avait toutes les raisons du monde d’être amer, il ne pouvait ignorer le sourire de ceux qui reconnaissaient en lui l’instigateur de leur jouet favori, Bruce répondit : "Tu as raison. Ce sont tous mes enfants, même les bâtards. Et quand on est entouré d’autant d’amour, c’est difficile de ne pas être heureux". Parmi ceux qu’il venait enfin de reconnaître comme les siens, figuraient d’ailleurs sans doute nombre de modèles produits par LM Sovra, spécialiste du genre dans l’hexagone entre 1968 et le début des années 2000.
A la reconnaissance de la "base" s’ajouta 10 ans plus tard celle des organisateurs du très select concours d’élégance d’Amelia Island. Lors de l’édition de 2014, c’est au milieu de prestigieuses Delahaye, Duesenberg, Horch et autres Maserati que "Old Red", le tout premier buggy construit par Manx de ses mains, et qui paraissait bien frêle en si imposante compagnie, fut reçu avec tous les honneurs.
Mais Bruce n’avait pas attendu d’aller chercher son trophée sur la célèbre pelouse pour redonner vie à la "Meyers Manx Inc.", reformée en 1999 avec le soutien actif de Winnie, sa sixième (!) épouse. Celle-ci propose encore aujourd’hui une réédition du modèle classique, mais aussi des évolutions de ce dernier, toutes conçues par Meyers en personne. Il existe même un programme qui permet d’authentifier les vrais "Meyers Manx", un peu à la manière de ce que propose le Département "Classiche" de Ferrari. Excusez du peu.
Avant de prendre le volant de "Old Red" lors de l’épisode qui lui était consacré, Jay Leno avoua à Bruce Meyers qu’il attendait ce moment depuis l’âge de 14 ans. Celui qui détient l’une des plus belles collections de voiture aux Etats-Unis, constituée de pièces pour certaines parmi les plus rares et les plus prestigieuses, exultait comme un môme à la perspective de conduire une baignoire sur roues équipée d’un moteur délivrant une poignées de chevaux bruyants.
Et le sourire qu’il arborait en conduisant la vénérable bestiole motorisée était visiblement motivé par les mêmes ingrédients que celui de mon ami Alain lorsqu’il entreprend l’assaut des sentiers de la forêt de Tijuca à peine chaussé de ses claquettes à 20 réais. "La vie est faite de choix" légende volontiers ce dernier les photos de paysages idylliques qu’il balance sur les réseaux sociaux. Mais la vérité, c’est qu’un nombre infime d’entre nous fait le choix du buggy et de la vie qui va avec. Le choix du vrai luxe : celui des grands espaces, mais pas à la Renault.
Parce que ne nous y trompons pas : ce choix-là a un coût qui est loin d’être négligeable et dont Alain vous parlerait bien mieux que moi. Je laisserai donc la conclusion à Jay Leno qui déclara à Bruce après avoir coupé le contact de "Old Red" : "Tu n’es peut-être pas devenu riche toi-même mon ami, mais tu nous as tous rendus très riches, par tout ce que tu as apporté à notre hobby"
Dites-moi après ça que les objets animés n’ont pas au moins l’âme que nous leur prêtons.